Liens avec des prisonniers condamnés pour violences sexistes : des pistes de réflexions et d’actions

Depuis 3 ans que l’assemblée d’Ile de France contre les centres de rétention existe, il est arrivé qu’on soit confronté à des situations compliquées dans nos liens avec les personnes enfermées à l‘intérieur des CRA. Des retenus avec qui on était en contact avaient parfois été condamnés pour des violences sexistes et sexuelles (harcèlement, violences conjugales, agressions sexuelles, viols). La plupart du temps nous l’avons appris car la personne nous l’a dit elle-même (en général parce qu’elle avait été envoyée en CRA à sa sortie de prison), ou bien parce que sa compagne nous l’a dit. En mars 2021, suite à l’incendie ayant eu lieu au CRA du Mesnil-Amelot, 7 personnes sont passées devant le tribunal de Meaux : au cours du travail d’antirépression que nous avons tenté de faire, nous avons été confronté à leurs dossiers pénaux et appris que plusieurs d’entre eux avaient été condamnés pour des violences sexistes. Ont suivi de nombreux débats sur la forme du soutien que nous avions envie de leur apporter : si nous étions globalement tous.tes d’accord pour continuer le travail minimal d’antirep afin d’exprimer notre solidarité avec la révolte survenue en janvier, il n’y avait pas de consensus sur le fait de pousser le soutien plus loin (notamment maintenir une correspondance avec eux, aller en parloir, envoyer des mandats). Est ce qu’on avait vraiment envie de faire ça ? Si d’habitude, on part plutôt du postulat qu’on interagit avec les personnes en CRA en tant que personnes qui subissent le racisme d’Etat et l’enfermement, sans distinction quant à leurs parcours, que faire une fois que l’on sait que telle personne a commis un viol ou battait sa femme ? Dans le cas des prisonniers de l’incendie, nous avions appris les faits via le dossier judiciaire : est-ce qu’on voulait vraiment se baser sur le casier des gens, c’est-à-dire un produit de la police et de la justice que l’on rejette, pour construire notre action politique ? 

De nombreuses réflexions ont traversé l’assemblée et nous avons finalement décidé d’organiser une discussion spécifique sur le sujet : l’idée était de prendre un peu de recul, d’aller chercher des ressources ailleurs, de voir ce que d’autres personnes ou collectifs avaient fait avant nous. En préparant la discussion, nous n’avons trouvé quasiment aucune ressource pratique en français. Il y avait des textes théoriques sur le féminisme anticarcéral qui pouvaient nous donner des pistes : on était globalement d’accord entre nous pour dire qu’on était contre la prison, que la prison n’est pas une réponse efficace ni souhaitable contre les violences sexistes, que les personnes racisées sont surreprésentées parmi les prisonniers condamnés pour violences sexistes alors qu’un violeur est ministre de l’Intérieur et que certains discours féministes sont souvent instrumentalisés par l’Etat à des fins racistes et répressives… Mais une fois d’accord sur la théorie, on n’avait pas plus de réponses pour les situations concrètes auxquelles on était confronté.es. On a quand même lu pas mal de trucs et discuté assez longtemps, et même si on a pas trouvé la solution magique, on s’est dit qu’on avait envie de partager nos réflexions avec ce texte.

Quelques bases théoriques, mais peu de ressources pratiques

On a d’abord discuté un peu de féminisme anti-carcéral et de quelques points sur lesquels on était d’accord.
    1. On est contre toutes les formes d’enfermement et solidaires des personnes prisonnières en taule et en CRA : on ne demande pas à savoir pourquoi elles sont là. Dans le cas du CRA, c’est plus facile car les personnes sont littéralement enfermées pour la seule raison qu’elles n’ont pas le bon papier ; mais être contre les CRA sans être contre les prisons relève d’une position morale et humanitaire (le bon prisonnier migrant qui n’a rien fait en opposition au méchant prisonnier coupable) qui n’est pas la nôtre. En plus, les passages de la prison au CRA et inversement sont de plus en plus fréquents : ça ne fait donc aucun sens de restreindre notre lutte aux seuls centres de rétention, car les deux espaces sont le continuum de la même politique raciste et répressive. 
    2. Certains discours féministes sont instrumentalisés par l’Etat pour mettre en place des politiques racistes et carcérales : on fait des femmes des sujets faibles qu’il faut défendre, et les coupables sont toujours les pauvres, les personnes non blanches(1), qui représentent de fait la majorité de la population enfermée. Nous sommes contre les politiques qui prétendent que plus de flics et plus de places de prison vont aider dans la « lutte contre le sexisme ». Nous savons que ces politiques ne vont jamais cibler les hommes cis blancs riches, qui bénéficient aussi du patriarcat. 
    3.  La prison ne nous sauvera pas du patriarcat dans le sens où porter plainte/aller en procès/mettre en prison un violeur ou un mari violent n’est généralement pas une réponse satisfaisante lorsque l’on est victime de viol ou de violences conjugales. Ce n’est pas de la justice réparatrice : la personne victime est souvent exposée à un processus pénal qui peut amplifier son traumatisme, et ses besoins (psychologiques, matériels, émotionnels, etc) ne sont jamais au centre du processus (2). Ce n’est pas de la justice transformatrice : les chiffres montrent que le taux de récidive après une peine de prison est énorme, et le fait de désigner un coupable individuel (« tu es un violeur ») permet à l’ensemble de la société de ne jamais s’attaquer aux causes structurelles et systémiques des violences sexuelles. Enfin, si une peine de prison peut permettre d’éloigner temporairement un homme violent de sa femme et donc de lui procurer un semblant de sécurité, dans les faits les situations des personnes victimes de violences conjugales sont souvent plus complexes (ce qui explique aussi pourquoi de nombreuses femmes ne portent pas plainte) : la femme se retrouve souvent à devoir s’occuper de sa famille seule, en plus d’envoyer de l’argent à son mari enfermé, etc. Nous avons plusieurs fois rencontré des femmes qui continuaient à assumer une certaine forme de travail (quotidien, invisibilisé et non rémunéré) pour leur mari enfermé pour violences conjugales (aller au parloir, envoyer des mandats ou ramener des vêtements par exemple).

Une première piste de réflexion pour sortir de l’impasse : faire plus de lien avec les meufs proches de prisonniers

Dans la plupart des cas, cest le prisonnier qui nous raconte quavant le CRA il avait fait de la taule pour violences sexistes ou sexuelles. On s’est dit qu’une piste de réflexion serait d’aller plus chercher la parole des femmes et de partir de là pour agir. Il faut qu’on fournisse plus d’efforts pour créer du lien avec les proches de prisonniers : comme souvent, elles continuent à soutenir leur mec enfermé, c’est aussi faire un vrai travail politique que de s’organiser avec elles. 

En effet, on voit que dans les luttes anti-carcérales, il y a souvent peu de prise en compte du patriarcat. On invisibilise les luttes des femmes : à l’intérieur quand elles sont prisonnières, mais aussi à l’extérieur en tant que proches de prisonniers. Souvent, on les écoute en tant que témoin de l’enfermement de leurs proches, ou bien en tant que leurs messagères, mais pas en tant que personnes impactées par, ou en lutte contre, la prison. On a tendance à s’occuper plus de ce qui se passe à l’intérieur de la prison que de ses effets sur celles.ceux qui sont dehors (3). Ca tient aussi à des formes de romantisation de la révolte, sous la forme par exemple d’une émeute à l’intérieur, un incendie, des prisonniers qui montent sur le toit ou une grève de la faim, et beaucoup moins souvent comme une résistance de tous les jours, celles des meufs qui viennent au parloir, gèrent l’avocat, font le travail de care, se battent contre l’administration pénitentiaire pour obtenir le parloir, etc. Connaitre mieux ces pratiques de résistances permettrait peuttre d‘envisager de nouvelles perspectives de lutte. Si on change notre perspective, si on arrête de partir systématiquement des mecs prisonniers pour partir plus souvent de leurs proches, ça ne fait bien sûr pas disparaitre le fait que certains ont commis des violences sexistes, mais ça place les meufs (quelles soient victimes de violence ou pas) en tant qu’actrices de la lutte, dans une position qui leur redonne du pouvoir, de la capacité d’agir et de décider. Essayer de créer plus de lien avec les meufs à l’extérieur, c’est aussi construire de la solidarité féministe anti-carcérale qui ne dépend pas des mecs à l’intérieur. 

La nécessité de rendre plus visible les parcours et luttes des meufs prisonnières

Bien sûr c’est plus facile à dire qu’à faire : on a déjà essayé de se rapprocher des proches de prisonnier.es et ça a toujours été plus ou moins un échec. C’est rendu encore plus difficile par le fait que les personnes retenues en CRA n’y restent « que » 3 mois : c’est souvent plus difficile de créer du lien sur le long terme, tant avec elles qu’avec leurs proches, que lorsqu’il s’agit de longues peines. On s’est quand même dit que c’était une piste de réponse intéressante aux questions qu’on se posait visàvis des liens avec les prisonniers accusés de violences sexistes et sexuelles ; et ça a déclenché d’autres discussions et remises en question de nos pratiques de lutte.
D’abord, on s’est dit qu’on avait tendance à accorder plus d’attention aux prisonniers qu’aux prisonnières. Ce faisant, nous avons souvent participé à reproduire l’invisibilisation qui frappe les retenues et leurs luttes. Bien sûr, Il y a plus d’hommes retenus en CRA que de femmes (4), mais le Mesnil-Amelot est quand même le plus gros CRA pour femmes de France… Une des raisons pour lesquelles on a souvent donné plus de place aux prisonniers qu’aux prisonnières, c’est que les mouvements de révolte des mecs sont plus rapidement considérés comme tels, car ils passent par des moyens d’action considérés comme plus radicaux (comme expliqué plus haut).
Cette idée comme quoi les meufs seraient « naturellement » moins radicales doit être remise en question. D’abord, on a vu plusieurs fois des retenues se révolter de manière plus ou moins collective, par exemple contre les expulsions ou contre les conditions de rétention. Dans certains cas, des meufs se sont organisées avec des mecs contre les expulsions, en s’assurant des réseaux de solidarité à l’extérieur, et en soutenant à l’intérieur une confrontation poussée avec les flics. Par ailleurs, si les luttes et les formes de résistance mises en place par les meufs apparaissent parfois moins radicales ou moins collectives que celles des mecs, c’est aussi parce que les conditions de rétention entre les meufs et les mecs ne sont pas les mêmes : par conséquent, le contexte dans lequel leurs résistances s’expriment est différent. Les personnes enfermées dans les sections réservées aux femmes sont toujours moins nombreuses (elles sont rarement plus de 20-30 personnes), elles sont plus isolées que les retenus hommes, et rencontrent plus de difficultés à communiquer entre elles en raison des origines nationales très disparates. C’est donc beaucoup plus compliqué pour elles de s’organiser collectivement. L’opposition farouche au contrôle que les flics exercent sur l’accès à des médocs ou des biens de première nécessité (par exemple les tampons ou serviettes) donne un exemple frappant d’une résistance à laquelle il faut accorder plus d’attention, si on veut voir comment la lutte de certaines prisonnières avec lesquelles on a échangé a aussi pu s’exprimer.
Il faut dire aussi que nous avons souvent eu plus de mal à créer des liens de confiance avec des meufs qu’avec des mecs : à plusieurs moments, les contacts que nous avions via les appels aux cabines ne créaient pas les conditions satisfaisantes pour que les retenues se sentent en confiance de parler de la situation à l’intérieur. Pour cette raison, nous avons simplement moins d’infos sur comment ça se passe dans leur section, et donc nous connaissons moins leurs luttes et leurs résistances, qui peuvent aussi prendre des formes différentes de celles de mecs. Sur ça, il y a encore beaucoup de taf à faire…
On a aussi constaté qu’on tendait souvent à considérer d’office les meufs comme étant dans des situations de vulnérabilité, et donc à moins les percevoir comme des sujets politiques que les mecs : on se retrouvait plus facilement à faire du care et de l’humanitaire avec elles qu’avec les mecs. Cette différence fait miroir avec la division genrée du travail qu’on remet souvent en place à l’assemblée : les mecs de l’assemblée sont généralement considérés par les prisonniers comme les interlocuteurs légitimes pour discuter de mobilisations et de révoltes, tandis qu’ils formulent plutôt des demandes fortes de care aux meufs de l’assemblée. Mais ce ne sont pas seulement les prisonniers qui produisent ça : les mecs de l’assemblée (comme c’est le cas un peu partout dans les espaces militants) ont tendance à accaparer les tâches vues comme plus prestigieuses, et à déléguer aux meufs celles associées au care. Changer ça requiert une participation active des mecs cis de l’assemblée pour remettre en question ces réflexes. Cela nécessite de réfléchir à nos postures au téléphone ou en visite, à comment on se répartit les contacts avec les prisonniers entre nous, et plus largement à la répartition des tâches dans l’assemblée.

En conclusion, plusieurs pistes pour agir :

Pour terminer, quelques pistes de réflexion encore à démêler :
    1. Réfléchir à la place des mecs de l’assemblée vis-à-vis des retenues : les mecs doivent s’engager davantage dans la prise de contact avec les meufs prisonnières, et en même temps faire gaffe au fait que les prisonnières n’ont pas forcément envie de parler ou de rencontrer des mecs, d’autant plus si elles ont subi des violences sexistes et sexuelles avant, etc. Faire des groupes d’appels en mixité est un début de solution.
   2. Que faire quand on est confronté.e à des retenus qu’on sait avoir été condamnés pour des faits de violences sexuelles et sexistes, ou qui sont violents avec leurs proches ? On a eu pas mal de discussions entre nous sur ça, entre celleux qui pensent que leur casier ne doit pas nous intéresser du moment où ils subissent quand même l’institution taule, celleux qui pensent qu’il faut couper les contacts et ne pas perdre du temps avec des violeurs (en privilégiant par exemple les liens avec les meufs), et celleux qui n’ont pas de position tranchée sur le sujet. Une piste possible pour sortir de cette impasse serait de ne pas chercher une solution magique, mais de réfléchir au cas par cas. Couper les liens avec un prisonnier violeur ou les maintenir, ça dépend tout d’abord de l‘énergie des personnes de l’assemblée qui sont en contact avec lui, et dans tous les cas leur décision doit être respectée. Il est quand-même important de faire circuler l’info pour que les autres camarades soient au courant et prennent leur décision librement. Surtout, il est fondamental de créer des espaces à l’intérieur de l’assemblée où collectiviser la gestion des contacts avec l’intérieur et discuter de ce genre de problématique. Ne pas laisser des camarades seul·e·s à gérer ça, c’est probablement la chose la plus importante.
   Ce texte n’est qu’une première tentative de réflexion sur le thème des violences sexistes et sexuelles, qui est malheureusement trop peu discuté dans nos milieux militants. Même si ce texte s’appuie parfois sur des analyses théoriques, il veut être avant tout un point de départ pour répondre à des questions qu’on se pose souvent dans le quotidien de la lutte contre les CRA. Il formule plus de questions que de réponses, mais propose quand même quelques pistes intéressantes selon nous, qui doivent encore être testées. Surtout, ce texte est une invitation à poursuivre le débat et la réflexion, donc n’hésitez pas à le faire circuler et à y réagir, en nous écrivant en privé (ici par exemple : anticra@riseup.net) ou en répondant avec d’autres textes publics.
 A bas les CRA !
(1) C’est sur cette logique que repose par exemple la loi sur le harcèlement dans les transports.
(2) Contrairement à ce qui est fait dans d’autres processus de justice comme les processus de justice communautaire, réparatrice ou transformatrice. Issue des communautés indigènes au Canada, en Amérique Latine et afro-américaine aux USA, ou encore des communautés queer aux USA, la justice transformatrice désigne un ensemble de concepts et outils cherchant à faire face à une situation de violence (notamment sexuelle) non pas via une approche pénale ou punitive, mais plutôt en poursuivant trois objectifs principaux : 1) apporter une forme de réparation à la personne victime, en s’assurant que ses besoins sont au coeur du processus 2) travailler avec la personne autrice de violence afin de s’assurer qu’elle entame un processus de changement et qu’elle ne reproduira pas ces violences 3) travailler avec la communauté pour transformer le cadre collectif qui a pu permettre l’existence même de ces violences.
(3) : « En se focalisant bien davantage sur le sort des prisonniers plutôt que sur le tort que cause la prison à la société, elles – les organisations anticarcérales – promeuvent un combat moral (contre la condition indigne faite à certains) au détriment du projet politique (pour une société sans prison) » Gwenola Ricordeau, « Pas de mouvement abolitionniste sans nous ! Manifeste pour les proches de détenu.e.s », Attica ! Attica ? Dynamiques des révoltes dans les prisons (XXe-XIXe siècles, Amérique du Nord, Europe), Révolte, débats et stratégies, décembre 2019
(4) on estime qu’entre 5 et 9% des personnes enfermées en CRA sont des femmes  ; ce n’est pas parce quil y a moins de personnes sans papier femmes que hommes, mais plutôt que les arrestations ont lieu en majorité dans l’espace public, moins accessible aux femmes.