Les discours sur les « crises migratoires » répétées sont un grand classique des politiciens et des journaux italiens et européens. Ces récits servent à justifier la répression et l’exploitation des migrant·es sur le sol européen. Concrètement, l’exploitation et la répression raciste sont soutenues au niveau national par une production législative de décrets-lois, et au niveau supranational, par la rédaction incessante de traités et d’accords. La présence croissante de frontières militarisées, de flics et de prisons pour les sans-papiers est l’implication concrète de ces politiques.
La « crise de Lampedusa » de ces derniers mois, qui a vu des milliers de personnes bloquées dans une sorte de prison sur l’île, semble avoir accéléré certaines tendances dans la gestion italienne des migrations et des frontières. Ce texte veut essayer de s’attarder sur certains changements récents (surtout d’un point de vue législatif), afin de donner un petit élément d’analyse à ceux·celles qui luttent contre le racisme d’État, ses prisons et ses frontières. En particulier, nous tenterons de retracer les derniers développements concernant le rôle de Frontex en Europe ; les tendances dans certains pays européens sur la question de la retention administrative et des déportations ; et les derniers décrets en Italie.
LE RÔLE DE FRONTEX DANS LA GOUVERNANCE DES FRONTIÈRES EUROPÉENNES
Avant d’examiner les dernières trouvailles du gouvernement italien pour ces derniers mois, commençons par quelques tendances générales, dictées par les lignes directrices et les politiques internes de l’UE. La gestion des frontières intérieures des pays européens est fortement liée à l’activité de surveillance et de répression exercée le long des frontières avec les pays non européens.
Cette activité se manifeste concrètement de deux manières. D’une part, elle prend la forme d’une militarisation des frontières à travers le renforcement des opérations menées par les agences européennes chargées de la défense des frontières nationales, au premier rang desquelles Frontex. D’autre part, un processus de plus en plus systématique d’externalisation des frontières européennes, à travers l’investissement de sommes colossales pour financer des technologies de surveillance de plus en plus pointues et la création de centres et de camps dans des pays non-européens et de transit.
Sans vouloir remonter trop loin dans le temps, essayons de tracer quelques lignes sur les investissements de l’Union européenne dans ce domaine au cours de l’année écoulée, en particulier depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. Ce conflit s’est traduit par un contrôle accru des frontières orientales de l’Europe, traversées par un flux important de personnes en fuite et un flux encore plus important d’armements envoyés sur le front (1). L’Ukraine jouant historiquement un rôle régulateur sur la frontière orientale de l’Europe, l’instabilité de cette zone a conduit à un renforcement du rôle de Frontex sur ses territoires.
Le début de l’année 2022 est marqué par la mise en œuvre de l’opération conjointe Terra, dans le cadre de laquelle des dizaines de soldats sont déployés dans douze États européens, en particulier dans les régions d’Europe de l’Est (Estonie, Roumanie, Slovaquie). En outre, l’agence a initié plusieurs opérations conjointes avec des États limitrophes de ces régions, visant à former les forces armées locales et la police des frontières. L’objectif déclaré est d’accroître la capacité de ces pays à protéger leurs frontières en luttant contre l’immigration « illégale » et le « trafic de migrants », défendant ainsi les frontières de l’Europe. L’intervention de Frontex en 2023 s’est concentrée sur l’Ukraine et la Moldavie, en raison de la forte pression exercée par les personnes fuyant le conflit russo-ukrainien, et dans la région des Balkans, en particulier en Macédoine et en Roumanie. (2)
La gestion des frontières en Méditerranée occidentale fonctionne de façon très différente et suit le modèle de l’urgence structurelle. Alors que des corridors humanitaires préférentiels sont ouverts en Ukraine, qui voient transiter de nombreux·ses migrant·es (blancs), 2367 personnes sont mortes en mer en Méditerranée en 2022. Au cours des sept premiers mois de 2023, environ deux mille personnes sont mortes, dont plusieurs centaines dans deux naufrages entre février et juin. Dans la nuit du 25 au 26 février, un bateau a heurté un banc de sable au large de Cutro, en Calabre, et a chaviré dans les vagues, entraînant la mort de 94 personnes. Au lendemain du massacre, le rôle de Frontex et des garde-côtes italiens dans la prévision du naufrage suscitera une vive controverse (3). Le 16 juin 2023, un bateau de pêche coule au large de Pylos, en Grèce, causant la mort de 750 personnes, l’un des plus grands naufrages de ces dernières années, un massacre de plus causé par les politiques meurtrières de l’Europe en matière de gestion des frontières. Dans ce cas également, la responsabilité des garde-côtes est mentionnée (4). En attendant, l’activité de surveillance de Frontex en Méditerranée souligne la forte présence de l’immigration irrégulière dans cette région, et justifie ainsi l’intense activité répressive menée par l’agence européenne dans les eaux entre la Sicile et l’Afrique du Nord.
Dans ce contexte, nous voilà aux derniers mois de l’été 2023, où en peu de temps de nombreux bateaux traversent la Méditerranée provoquant une augmentation du nombre de débarquements à Lampedusa, en partie déterminée par le bras de fer entre Saied, le président tunisien, et Bruxelles sur le déblocage des fonds prévus dans les mémorandums avec la Tunisie.
Face à la gestion manu militari invoquée par le Premier ministre Meloni et soutenue par les proclamations de Von Der Leyen déclarant une poigne dure contre les « trafiquants responsables des milliers de débarquements », Frontex affirme qu’elle augmentera son soutien aux forces de police italiennes, en doublant le nombre d’heures de patrouille en Méditerranée et en affectant des contingents à Reggio Calabria et à Messine pour faciliter et accélérer les procédures d’identification et d’expulsion des migrants en situation irrégulière. En outre, Frontex a clairement indiqué qu’elle était prête à organiser des missions d’identification dans des pays non européens, afin de faciliter les procédures de retour en fonction des besoins des autorités italiennes (5). Rappelons que l’agence est présente en Italie à travers l’opération Themis, qui comprend 283 unités, cinq navires, sept avions, 18 bureaux mobiles et quatre véhicules de contrôle des migrations. Dans ce scénario, dans la logique de l’externalisation, Frontex voudrait étendre son influence en Afrique. L’agence est en négociation avec les gouvernements du Sénégal et de la Mauritanie pour agir directement sur le terrain en installant son propre contingent (6).
On constate qu’en matière de gestion des frontières extérieures de l’Europe, les pays de l’UE tendent à déléguer de plus en plus à des pays non européens le blocage des flux, par le biais d’opérations militaires menées par Frontex et par le financement de forces armées locales. Dans le même temps, le discours de « l’urgence migratoire » permet de justifier des mesures de plus en plus répressives, prises aux dépens de ceux qui tentent de franchir les frontières. Cela a également des conséquences du point de vue des lois promulguées au niveau européen.
TENDANCES EUROPÉENNES : PLUS DE PRISONS ET PLUS D’EXPULSIONS
Ce qui se passe aux frontières extérieures du continent et la dernière série de décrets en Italie doivent être lus en parallèle avec les tendances en cours dans l’espace européen dans son ensemble. Deux dimensions nous semblent particulièrement importantes : le pacte européen sur les migrations et l’asile et les plans nationaux de restructuration des systèmes de détention et d’expulsion.
Le pacte européen sur les migrations et l’asile est un projet de l’Union européenne qui n’a pas encore été adopté mais qui devrait l’être en 2024, avant les élections européennes. Présenté comme une grande nouveauté (répressive, bien sûr), ce pacte ne semble pas avoir inventé grand-chose, mais pourrait accélérer des mécanismes déjà en place. Le pacte prévoit notamment :
– des contraintes plus fortes pour les pays non européens qui obtiennent des visas pour voyager en Europe en échange de laissez-passer consulaires pour pouvoir expulser encore plus de sans-papiers vers ces mêmes pays. La France le fait depuis longtemps : soit vous acceptez de « rapatrier » vos clandestin·es, soit je vous supprime vos visas.
– systématiser le filtrage des demandes d’asile à la frontière extérieure, dans la continuité de l’approche hotspot et des derniers décrets italiens
– réformer le traité de Schengen : possibilité de rétablir les contrôles aux frontières entre les pays européens (comme c’est le cas depuis des années entre la France et l’Italie) et de lancer des opérations policières conjointes contre les « mouvements irréguliers
– de renforcer encore les bases de données européennes dans lesquelles sont enregistrées les identités des étrangers·ères qui arrivent « illégalement » sur le continent et/ou des demandeurs·ses d’asile (par exemple, en allongeant les délais de conservation des empreintes digitales des personnes interceptées à la frontière, de sorte qu’il devient encore plus complexe de demander l’asile dans un autre pays que celui où l’on arrive)
– de tout suspendre « en cas de crise » ou « d’instrumentalisation ». Les mesures prises par les Etats membres sont les suivantes : procédures d’asile accélérées un peu pour tout le monde, enfermement dans les CPR (les centres de rétention administrative italiens) en cas de « risque de fuite », etc.
En réalité, il ne s’agit pas de nouvelles mesures et il est difficile de savoir à quel moment le pacte transformera la situation actuelle ou se contentera de légaliser au niveau européen ce qui se passe déjà dans différents pays. Le point qui semble le plus novateur est plutôt celui qui concerne les mécanismes de redistribution des demandeurs·ses d’asile (le fameux règlement de Dublin), qui a toujours été un élément majeur de tension entre les gouvernements des pays situés aux frontières sud et est de l’Europe et ceux du centre et du nord. Toute la mise en scène du gouvernement italien ces dernières semaines est aussi liée à cela : quel Etat doit « prendre en charge » les nouveaux·elles arrivant·es, les enfermer dans des centres, juger de leur capacité à rester sur le territoire, et éventuellement les renvoyer d’où iels viennent ?
Le pacte européen prévoit 3 options pour les pays de l’UE :
– soit ils acceptent de « relocaliser » (comme s’il s’agissait de colis) les demandeurs·ses d’asile interceptés aux frontières extérieures
– soit ils doivent contribuer financièrement aux expulsions des autres Etats européens
– soit ils doivent participer (économiquement et logistiquement) aux contrôles des frontières extérieures européennes.
Tout cela s’appelle la « solidarité européenne » : si vous ne voulez pas participer au contrôle et à la sélection des immigré·es pauvres, trouvez l’argent pour les expulser.
Au-delà du cadre juridique sur lequel ils travaillent au niveau européen, plusieurs pays de l’UE mettent déjà en œuvre des mécanismes similaires en ce qui concerne le système de rétention administrative et d’expulsion. Plusieurs Etats européens perfectionnent la machine à expulser, comme l’Espagne, qui a construit il y a deux ans ce qui est probablement le plus grand CPR d’Europe à Algeciras, 500 places (7), ou comme l’Allemagne, où le CPR de l’aéroport de Brandenburg à Berlin passe de 24 à 108 places (8), et où il est question d’allonger la durée de la rétention administrative de 10 à 28 jours (9).
Plus précisément – et nous ne savons pas s’il y a des indications de l’UE en ce sens – le projet que le gouvernement Meloni (et d’autres avant lui) poursuit pour systématiser l’emprisonnement des personnes sans-papiers en augmentant la durée de la rétention administrative et en construisant un CPR dans chaque région est exactement ce qui se passe en France depuis un certain temps. En 2019, la durée de rétention passera de 45 à 90 jours. D’ici 2025, selon les plans du gouvernement Macron, il y aura un millier de places supplémentaires dans les lieux de rétention administrative : plus ou moins 75 000 prisonniers de plus par an. Un nouveau CRA (les CPR français) a été inauguré à Lyon, plusieurs centres ont été ouverts à Mayotte (une île au large de l’océan Indien considérée comme un département français) lors de l’opération néocoloniale appelée Wambushu, et de nouvelles constructions sont prévues à Orléans, Nantes, Bordeaux, Dunkerque et Paris (à côté de l’aéroport Charles de Gaulle, où se trouve déjà un CRA) (10). Ce n’est pas fini : début octobre, le ministre français de l’intérieur Darmanin a annoncé la création de six nouveaux CRA, afin de doubler le nombre de places en rétention administrative, et il est maintenant question en France d’étendre la rétention administrative à 18 mois pour les « délinquants étrangers ».
EN ITALIE, LA LOI « CUTRO » : EXPLOITATION OU RÉPRESSION/EXPULSION
Si au niveau européen il y a une tendance commune à aller vers l’emprisonnement et l’expulsion de plus en plus de personnes, les politiques nationales suivent et parfois anticipent ces lignes. En ce qui concerne l’Italie en particulier, nous aimerions commencer par analyser le décret dit Cutro, adopté après le naufrage en février 2023 et transformé en loi le 5 mai. Cette loi vise à gérer les migrations à travers une rationalisation des pratiques de contrôle pour les patrons, un calcul des quotas de flux qui prévoit en fait l’exploitation explicite des travailleurs.es qui ne pourront pas obtenir de papiers, et en opérant une élimination ironique de la distinction déjà perverse migrant.e économique/migrant.e en exil. Toute personne qui arrive sur le sol italien en dehors des quotas irréalistes établies par les décrets, voit sa situation administrative écrasée sur celle, ultra-punitive et marginalisante, du/de la migrant.e pauvre qui n’est pas en mesure de justifier son déplacement selon les paramètres définis par les « raisons humanitaires ».
La loi prévoit une planification triennale des flux, c’est-à-dire des quotas de personnes pouvant entrer en Italie pour travailler. Cette mesure a été adoptée principalement en réponse à la pression exercée par les organisations d’employeurs, les associations professionnelles des secteurs de production tels que l’agro-industrie, par exemple, qui se plaignent d’une pénurie structurelle de main-d’œuvre. Malgré les quotas beaucoup plus élevées de ce dernier décret par rapport aux années précédentes (plus de 450 000 travailleurs.es prévues), les besoins sont au moins deux fois plus importants (833 000 travaillerus.es, de l’aveu même du gouvernement : 11). Il est donc clair que le gouvernement italien s’attend à ce que les personnes sans papiers soient exploitées, et se garde bien de proposer une véritable forme de régularisation pour celle.ux qui se trouvent déjà en Italie.
Le gouvernement italien a toujours utilisé l’instrument des flux, qui existe depuis les années 1990, avant l’existence d’une loi organique sur l’immigration (le TUI). Son utilisation a fluctué au fil des ans en fonction de l’évolution du marché du travail et des politiques migratoires. Avec l’ouverture de la route libyenne (à la suite de l’invasion de la Libye par l’OTAN) en 2011, les débarquements ont compensé la contraction des quotas, au point de rendre presque impossible l’entrée régulière en Italie à des fins de travail. La contraction ultérieure des débarquements suite aux politiques du gouvernement Renzi (Minniti et tous ceux qui l’ont suivi), ainsi que l’abandon de certains secteurs (l’agriculture par exemple) par les travailleurs.es d’Europe de l’Est, ont créé une pénurie structurelle de main-d’œuvre dans certains secteurs. C’est pourquoi, depuis quelques années, les associations patronales réclament une augmentation des flux.
Un autre changement prévu par la loi Cutro, destiné à simplifier les procédures bureaucratiques, est que, même en l’absence de nulla osta, le/la travailleur.se peut déjà venir travailler en Italie. En outre, l’employeur qui introduit une demande de travailleurs.es saisonniers par le biais du décret sur les flux est alors exempté de tout contrôle. Sous couvert de simplification, on crée en fait une règle qui favorise l’irrégularité.
En revanche, pour celle.ux qui débarquent sur les côtes européennes de la Méditerranée ou pour celle.ux qui sont déjà en Italie, il est en fait confirmé que la seule voie pour obtenir des documents en Italie reste la demande de protection internationale, dont les critères sont de plus en plus restreints, tandis que le contrôle et la répression augmentent également, et que les garanties diminuent – tout en etant déjà maigres pour ceux qui sont demandeurs.es d’asile, et absentes pour ceux qui n’ont plus d’espoir de se régulariser. En effet, la loi Cutro intervient aussi fortement dans la discipline de la protection spéciale. Jusqu’à présent, la protection spéciale était la seule et maigre possibilité de régularisation pour celle.ux qui ne remplissaient pas les critères de l’asile et de la protection subsidiaire. En effet, parmi les critères, la violation de la « vie privée et familiale » était prise en considération : c’est-à-dire que le demandeur avait la possibilité de faire valoir ses liens familiaux sur le territoire italien, l’intégration sociale et professionnelle, et la durée du séjour dans le pays. Il était également possible de demander la reconnaissance directement au préfet sans passer par la procédure d’asile(12). La loi Cutro élimine la violation de la vie privée et familiale comme motif légitime pour obtenir un permis de séjour, et le demandeur.se n’aura plus le canal de la préfecture de police pour faire sa demande. Le permis de protection spéciale continuera d’exister, mais ne pourra être délivré que s’il existe un risque de torture ou de traitement inhumain et dégradant dans le pays d’origine. Cela élimine presque complètement la possibilité d’accéder à des formes de régularisation pour toutes les personnes qui ont vécu et travaillé en Italie de manière irrégulière pendant des années. En effet, les permis de séjour pour protection spéciale ne peuvent plus être convertis en permis de séjour pour travail.
La condition d’illégalité dans laquelle les personnes seront laissées est particulièrement violente si l’on considère que la loi Cutro prévoit également une extension de la liste des pays sûrs, c’est-à-dire les pays où l’Italie ne considère pas qu’il y a un risque de persécution ou de traitement dégradant. La Gambie, le Nigeria et la Côte d’Ivoire figurent désormais sur cette liste. Il convient de noter que ces quatre nouvelles entrées sont les pays d’où la plupart des migrant.es arrivent sur les côtes italiennes, ainsi que ceux pour lesquels il est plus facile d’appliquer les décrets d’expulsion, en raison de la facilité donnée par les accords bilatéraux présents.
Parallèlement, la loi Cutro s’attaque sournoisement au statut de demandeur d’asile, en affinant les dispositifs de contrôle et de répression prévus pour les demandeurs.es d’asile. En effet, la loi prévoit une augmentation des « hotspots » (au nombre de trois à ce jour) pour les procédures d’identification et d’enregistrement des demandes d’asile. Les hotspots sont des installations dans lesquelles la loi Salvini (2018) prévoit la possibilité de privation de liberté jusqu’à 30 jours, et dans lesquelles intervient le garant des détenus, ce qui reflète leur caractère carcéral. Dans les hotspots ou installations similaires, la vérification de l’identité peut désormais se faire également par le biais de la photodactyloscopie et de l’accès aux bases de données, de façon cohérente par rapport aux les futures lignes du pacte européen sur les migrations, en ce qui concerne la répartition des « paquets de migrants » entre les États membres de l’Union.
Toujours dans le même esprit raciste, gestionnaire et détentif, la nouvelle loi prévoit que si l’identité du demandeur.e d’asile ne peut être vérifiée, il/elle peut être transféré.e dans un CPR pour une durée maximale de 90 jours, à laquelle peuvent s’ajouter 30 jours. Ainsi, parmi les motifs de détention dans un CPR, il y a aussi le cas de l’attente d’une réponse à une demande de protection internationale. Pour éviter la détention, un demandeur.e d’asile devra désormais prouver qu’il/elle peut disposer de 4538 euros pour « acheter » à l’Etat une vie en dehors du CPR.
L’implantation de ce décret converti en loi vacille dès les premiers mois, avec une première sentence contraire prononcée fin septembre 2023 : un juge du tribunal de Catane ne valide en effet pas la détention de 4 personnes dans le hotspot de Pozzallo (Ragusa) (13). Un deuxième jugement en ce sens arrive le 8 octobre, toujours par un juge de Catane, toujours concernant la détention de 6 personnes dans le même hotspot de Pozzallo, qui n’est pas validée. En tout cas, la structure de la loi montre qu’elle veut traduire par écrit l’évidence de la frontière comme omniprésente sur tout le territoire européen, en sanctionnant noir sur blanc que tout lieu de détention, d’expulsion et de contrôle doit être traité, en fait, comme une frontière. Les décisions des tribunaux font aujourd’hui l’objet de recours de la part du gouvernement, et ce n’est encore que de la jurisprudence (14). Le texte juridique du décret Cutro reste en vigueur et appliqué pour l’instant.
LA « CRISE » DE LAMPEDUSA : LE DÉCRET « SUD » ET LES MESURES QUI EN DÉCOULENT
Toujours sur la vague médiatique générée par une série de débarquements de plusieurs milliers de personnes à Lampedusa au cours des deux derniers mois, le gouvernement a adopté deux autres décrets sur la question migratoire en septembre 2023.
Le premier, qui traite de la réglementation sur le logement et la détention des migrant.es, a été glissé dans un décret portant sur le Sud d’Italie. On trouve ici deux points centraux, la prolongation de la durée de détention en attendant l’expulsion et la propriété des lieux de détention.
1) Les migrant.es considéré.es comme irrégulier.es et faisant l’objet d’un décret d’expulsion peuvent désormais être détenu.es jusqu’à un maximum de 18 mois, avec des prolongations de trois mois en trois mois, validées par le juge à la demande du préfet.
2) Tant les CPR [les CRA italiens] que les Hotspots et les CAS [centres d’hébérgement d’urgence] sont transformés en « œuvres de défense nationale à des fins spécifiques ». Avec le mandat à la Défense de la reclassification des installations, le gouvernement contourne la consultation avec les régions et les municipalités dans l’identification des lieux où installer les nouveaux CRA/hotspots/CAS. Le ministère de la défense est chargé de la planification et de la réalisation de ces lieux de privation de libérté. Pour la réalisation de tel projet, un fonds de 20 millions d’euros est établi pour l’année 2023, tandis que les dépenses d’un million d’euros par an à partir de l’année 2024 et de 400 000 euros pour l’année 2023 sont autorisées.
La gestion des installations sera confiée à des particuliers, comme c’est déjà le cas pour les CPR existants, tandis que la surveillance restera du ressort de la police. Les procédures de construction sont déclarées « extraordinaires », de sorte que le ministère de la défense pourra ordonner l’acquisition immédiate de services et de fournitures en dérogation aux procédures, comme dans le cas d’un tremblement de terre ou d’une inondation. Le nombre de centres devra être jugé « adéquat » et pourra augmenter au fil du temps. Les bâtiments existants, probablement d’anciennes casernes, seront également transformés. Les forces armées seront donc avant tout le bras opérationnel qui permettra de réduire les procédures, les délais et les coûts.
En pratique, le gouvernement italien se donne les moyens de mettre en place rapidement et massivement (l’idée est d’un CPR par région) une série de nouvelles prisons pour les personnes sans-papiers, où ils/elles seront enfermé.es pendant un an et demi dans l’attente de leur expulsion.
Un autre décret est ensuite approuvé trois jours après ce premier. La structure de la nouvelle contrainte sur l’immigration et la « sécurité » (incluse dans un autre décret-loi de 11 articles) prévoit une catégorie supplémentaire de sujets susceptibles d’être expulsés, à savoir les personnes titulaires d’un permis de séjour de longue durée mais considérées comme dangereuses « pour des raisons graves d’ordre public ou de sécurité de l’État ». Il s’agit d’une mesure particulièrement grave, car elle implique que toute personne étrangère, même si elle a des papiers, risque d’être expulsée si l’État le décide. On assiste également à un nouveau durcissement des voies administratives/juridiques jusqu’alors possibles pour tenter de ralentir les procédures d’expulsion : une nouvelle demande d’asile (après le rejet de la première) ne bloquera pas l’exécution d’une mesure d’éloignement en cours.
Un autre point important est la gestion des mineurs : le décret prévoit la possibilité d’effectuer plus rapidement des examens « anthropométriques » (et sanitaires, y compris l’utilisation de radiographies) afin de vérifier l’âge réel des personnes qui se déclarent mineurs non accompagné.es. Si l’âge déclaré ne correspond pas aux évaluations (bien que ces mesures soient souvent inexactes et scientifiquement controversées [15]), les personnes sans papiers déclarant.es peuvent être condamné.es pour délit de fausse déclaration à un agent public, et la condamnation peut être remplacée par une expulsion.
Enfin, il y a un nouvel élargissement des fonds destinés à la gestion des migrations : la mesure alloue 5 millions d’euros pour 2023 et 20 millions d’euros à partir de 2024 jusqu’en 2030 pour des interventions en faveur de la police et des pompiers. En outre, elle augmente le nombre de policiers dans les ambassades et consulats italiens afin de renforcer la vérification des visas d’entrée.
Pour résumer cet examen législatif, nous pouvons dire qu’en ce qui concerne la gestion des migrations, le gouvernement Meloni a toujours et uniquement fonctionné par décrets, à commencer par le décret dit Piantedosi de janvier 2023, qui complique le sauvetage en mer et prévoit des sanctions pour les ONG qui ne respectent pas les procédures complexes.
D’un point de vue juridique, le fonctionnement par décrets souligne une gestion d’urgence et raciste, réaffirmant une guerre sur la peau de l’ennemi migrant, guerre qui est renforcée par l’utilisation de l’ingénierie militaire dans les nouvelles structures de détention.
Toutes les interventions législatives dont nous avons parlé se chevauchent de plus en plus dans diverses mesures entre l’accueil et la détention, rendant toujours plus évidente l’approche répressif envers l’acte de migrer.
La nécessité médiatique du discours de droite sur les migrant.es a impliqué que les décrets soient « juridiquement » mal rédigés; ils sont vagues et confus dans leur langage et présentent plusieurs points de contradiction, ce qui explique pourquoi les juges de la section de Catane ont décidé d’annuler les détentions. Malgré cela, les décrets sont immédiatement applicables, et la période d’incertitude quant à l’application réelle des règles pèse encore plus lourdement sur la vie des personnes considérées comme irrégulières, ce qui constitue une autre forme de racisme institutionnel.
En conclusion, il faudra encore voir comment les mesures évoquées ci-dessus seront traduites dans la réalité. Nous avons parlé ici en termes juridiques et techniques, mais ce n’est pas dans les tribunaux que nous mettons nos énergies et nos espoirs de lutte. Nous ne savons pas encore comment cela se passera : les plans des gouvernements se heurteront aux luttes et aux résistances de tous celles et ceux qui continueront à traverser les mers et les murs, à briser et à détruire les cages dans lesquelles les états veulent les enfermer, à se battre pour pouvoir décider de leur propre vie. Et nous verrons si nous pouvons construire des solidarités effectives et pas seulement symboliques avec ces luttes, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des décombres de toutes ces cages.
NOTES
(1) Rappelons que quelques mois avant le déclenchement du conflit, une autre « crise migratoire » a éclaté à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. La pression exercée par des centaines de personnes du Moyen-Orient et d’Afrique transitant par la Biélorussie a entraîné des franchissements massifs de la frontière entre décembre 2022 et mars 2023, ce qui a conduit à la militarisation de la frontière polonaise et à la construction d’un mur de barbelés entre les deux États.
(2) Toutes les opérations dans lesquelles Frontex est engagée sont accessibles au public dans la section « actualités » de son site web.
(3) https://www.repubblica.it/cronaca/2023/09/06/news/cutro_naufragio_dati_frontex_migranti-413503943/
(5) https://frontex.europa.eu/media-centre/news/news-release/frontex-boosts-support-to-italy-IHEK3y
(7) https://www.europasur.es/algeciras/Comienzan-movimientos-construccion-nuevo-CIE_0_1583243154.html
(11) https://www.governo.it/it/articolo/comunicato-stampa-del-consiglio-dei-ministri-n-42/23077
(12) https://www.asgi.it/wp-content/uploads/2023/06/1-Scheda-su-riforma-della-protezione-speciale-DEF.pdf